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M. Francis DE PRESSENSÉ. Je disais, messieurs, qu'il était indispensable de ne pas se contenter de l'espèce de squelette de réforme qui a été présenté par la note austro-russe et qui a été appuyé, à la cantonnade, par la démarche des autres puissances. Je vous ai indiqué rapidement les quelques points sur lesquels je croyais qu'il fallait porter principalement notre effort. Mais il est une réforme qui est la plus essentielle, celle sans laquelle, à mon avis, les autres seraient vaines. Vous auriez beau rédiger un code qui serait fait non pour la terre, mais pour le paradis. J'efface le mot paradis par égard pour la droite et je dis simplement que si ce code était conçu de façon à réaliser l'idéal des institutions humaines, il n'aurait aucune valeur tant qu'on en laisserait l'exécution et l'application au sultan lui-même et à son gouvernement.

Il n'y a qu'une façon d'obtenir des réformes en Turquie, l'expérience l'indique. Chaque fois qu'au cours du siècle dernier une amélioration sérieuse a été apportée au sort des populations, on ne s'est pas contenté d'un iradé, d'un hatticherif de sulhané, d'un tangimat, de toutes les constitutions et iradés qui ont été prodiguées par le sultan; on a demandé qu'une commission de contrôle permanent fut instituée pour veiller à l'application des réformes promises, recevoir des rapports et avoir le droit d'intervenir. On l'a fait au Liban, on l'a fait pour la Roumélie orientale ; on le fera pour la Macédoine ou on n'obtiendra rien.

Je ne suis pas le seul à proclamer des vérités de ce genre. Je pourrais d'abord me réfugier derrière l'autorité d'un homme qui a été, lui aussi, un représentant du dogme de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman de la façon la plus éclatante. S'il est un homme qui ait joué un grand rôle dans l'histoire de la Turquie au cours du siècle dernier, c'est certainement ce fameux ambassadeur de la Grande-Bretagne, que l'on appelait le grand Eltcher, lord Stratford de Redcliffe, qui, depuis 1808 jusqu'à 1870, pendant cette période singulièrement prolongée, a rempli à diverses reprises les fonctions d'ambassadeur sur le Bosphore

En 1875, au soir de sa longue vie, dans une lettre qu'il adressait au Times, au moment où éclatait le cri d'angoisse et de douleur des Bulgares massacrés, lord Stratford de Redcliffe a écrit : « Il ne faut pas s'y tromper, il n'y a que deux moyens d'agir d'une façon efficace sur l'empire ottoman, c'est, d'une part, la pression exercée du dehors au moment opportun, et, d'autre part, l'institution permanente d'un contrôle européen. »

Voilà la formule que je retiens : elle a été écrite par un homme qu'on n'accusera pas d'être l'ennemi de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman.

Il y a plus. Quand on parcourt le Livre jaune, ne trouve-t-on pas à chaque page l'affirmation de ce principe ? Je pourrais vous lire des dépêches remarquables d'un de nos agents les plus distingués, M. Bapst, qui a représenté la France à plusieurs reprises, comme chargé d'affaires à Constantinople. Il ne saurait trop insister sur ce point; à chaque instant il le déclare pour qu'il n'y ait pas de doute : « Ne permettez pas, dit-il, au sultan de s'imaginer qu'il aura fait quelque chose quand il aura donné des promesses; ce qu'il nous faut, c'est le contrôle, le contrôle permanent. » Je le répète à mon tour, messieurs, je le répète avec un homme qui a, je pense, quelque autorité en la matière, avec le président du conseiÏ bulgare, M. Daneff, qui ne cherche certainement pas, soit à aggraver la situation difficile de son propre pays, soit à créer des complications à la politique du comte Lamsdorff. Dans un entretien qu'il a eu, au cours des der

nières semaines, avec le représentant de l'Angleterre à Sofia, M. Elliot, M. Daneff lui a déclaré que toutes les réformes qui étaient promises ou même demandés, quand bien même on reviendrait à l'exécution intégrale du traité de Berlin, ne seraient rien, qu'autant en emporterait le vent, si l'Europe ne se décidait pas à demander, à exiger, à instituer le contrôle permanent.

C'est ce qu'il faut répéter sans cesse à Constantinople.

Et je me permets de demander à M. le Ministre des Affaires étrangères de faire porter les efforts de la diplomatie française de ce côté. Je ne lui demande pas quelque chose qui soit incompatible à un degré quelconque avec l'état présent des négociations.

N'avons-nous pas constaté l'autre jour que la Russie elle-même se préoccupait de cette question? N'avons-nous pas pu lire dans un communiqué officiel, inséré dans la presse de Saint-Pétersbourg et qui a été reproduit dans la presse du monde entier, que le ministre des affaires étrangères russe se préoccupait lui aussi de cette question du contrôle, qu'il comprenait bien que c'était le fond de la question et que rien ne serait fait tant qu'on ne l'aurait pas obtenu? Seulement, messieurs, il disait que pour le moment, on pourrait se contenter de faire exercer ce contrôle par les diplomates et les agents consulaires.

Je ne puis pas croire qu'un contrôle exercé par les diplomates et agents consulaires ordinaires et normaux puisse suffire ; c'est le rôle et le devoir de la diplomatie et des consuls partout où ils existent, mais cela ne leur donne pas un droit positif et spécifique ; cela ne distingue pas d'une façon suffisante soit au regard de la Porte, soit vis-à-vis de la population, le mandat qui doit ici être conféré par l'Europe et par la Turquie.

D'autre part, à l'heure actuelle, personne, je crois, ne soutient que ce qui a été fait à Constantinople, soit quelque chose de définitif, que dans les quelques démarches accomplies jusqu'à présent, on puisse dire maintenant : un point, c'est tout.

Aussi, messieurs, lorsque le ministre des affaires étrangères anglais, lord Landsdowne a reçu une communication des demandes austro-russes, leur a-t-il conféré un brevet immédiat et définitif de satisfaction et a-t-il déclaré que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, que nous n'avions qu'à nous croiser les bras et à attendre sous l'orme et que ces admirables réformes faites par l'iradé du 2 décembre 1902 et consacrées par la Porte, aient porté leurs fruits? Non, messieurs, il a dit, au contraire, que l'Angleterre faisait expressément ses réserves, qu'elle se réservait le droit de voir si réellement on avait atteint le but qu'on poursuivait et de reprendre et de continuer la conversation au point où elle l'avait laissée.

Voilà ce que je demanderai qu'on fît; je voudrais qu'on ne considérât pas que parce qu'à Constantinople certaines paroles ont été échangées, parce qu'il a plu au sultan de placer sa signature une fois de plus au bas d'une feuille de papier, nous avons écarté tous les dangers qui pèsent sur la situation présente.

Non, messieurs, je veux me placer en face de la réalité, en face de cette insurrection menaçante au printemps prochain. Ce n'est pas moi seul qui le proclame et qui dis que ce n'est pas là une probabilité, mais c'est une certitude. A chaque page des publications officielles, nous le voyons: c'est M. Steeg, notre consul à Salonique, déclarant que « si les réformes, même celles qui ont été promises, ne commencent pas à être mises à exé

cution, il est bien difficile de croire qu'au mois d'avril, l'insurrection n'éclate pas, et avec une violence redoublée. »

C'est le consul général d'Angleterre à Salonique qu'on n'accusera certainement pas de ne pas être turcophile, sir Alfred Biliotti, qui, après avoir décrit en termes saisissants, l'insurrection d'octobre et de novembre dernier et l'effroyable répression à laquelle se sont livrés les Turcs, déclare que s'il y a une certitude en Macédoine, c'est que le mois d'avril ne se passera pas sans que l'insurrection recommence.

Que sera cette insurrection? Ce serait déjà quelque chose de redoutable et de terrible que de voir la Macédoine en feu, ce serait quelque chose de terrible pour l'Europe civilisée que cette répression qui ne sera que la réćdition des Vêpres d'Arménie et des massacres qui ont ensanglanté partout le règne d'Abdul-Hamid.

Mais en nous plaçant mème à ce point de vue plus limité de notre intérêt immédiat, vous imaginez-vous, messieurs, que lorsque l'étincelle aura été mise dans cet amas de matériaux inflammables, nous pourrons arrêter l'incendie au point juste où nous voudrons; que la Bulgarie, par exemple, quelles que soient ses intentions actuelles, quand bien même elle aurait plié devant les représentations de l'Europe, qu'elle ne se serait pas contentée de donner quelques bonnes paroles, d'enfermer quelques militaires trop ardents-vous imaginez-vous qu'elle pourra ne pas se jeter dans la mêlée, quand la bataille sera engagée? Il se passera ce qui s'est passé en 1875 pour la Serbie. La Serbie avait longtemps résisté, la Serbie avait été entraînée et s'est jetée dans le combat commencé par la Bosnie et l'Herzégovine.

La Russie avait longtemps résisté en 1876, elle avait suivi la politique qu'elle suit à l'heure actuelle; le prince Gortchakoff n'avait pas prodigué ses sympathies aux insurgés de Bosnie et d'Herzégovine, pas plus que le comte Lamsdorf ne les prodigue aux insurgés de Macédoine; c'était malgré la Russie que les comités slavophiles avaient envoyé tant de volontaires en Serbie; le moment est venu pourtant, où le tsar autocrate n'a pas pu résister au grand courant populaire qui s'était déchaîné, qui se gonflait et montait chaque jour, et la guerre russo-turque a éclaté.

Croyez-vous, messieurs, que nous ne reverrons pas absolument ces mêmes étapes, que nous ne verrons pas se dérouler sous nos yeux le même processus et que si nous n'avons pas l'énergie de faire ce que je vous demande - et, en vérité, ce que je vous demande ne nécessite pas beaucoup d'énergie nous ne serons pas placés en face d'un problème tel que depuis vingt-cinq ans l'Europe n'en a pas connu de pareil ?

Je dis cela, messieurs, non dans la pensée d'attaquer à quelque degré que ce soit, le Ministre des Affaires étrangères qui détient le portefeuille dans le ministère Combes; non ! j'ai déjà constaté à plusieurs reprises et avec une sincère satisfaction au cours de cet exposé que, dans toutes ces longues négociations qui durent depuis 1901, à certains moments, la France avait fait les réserves qu'elle devait faire, un peu timidement, sur un ton qui n'était peut-être pas de nature à être entendu comme il aurait dû l'être, mais qu'elle n'avait pas purement et simplement suivi la politique russe, qu'elle ne s'était pas mise à la remorque de la Russie et qu'elle avait marqué son indépendance et les points sur lesquels elle croyait devoir en faire usage.

M. le Ministre des Affaires étrangères n'a qu'à se reporter à deux précé

dents assez récents pour comprendre ce que nous lui demandons à l'heure actuelle.

Est-ce que quand on agite devant lui le spectre de la nécessité de l'unanimité des puissances; quand certaines dépêches qui émanent de ses agents eux-mêmes disent que rien ne pourrait se faire si les puissances n'agissent pas unanimement, est-ce que M. le Ministre des Affaires étrangères ne se rappelle pas que, à un moment donné, il s'est agi d'une question presque aussi brûlante que celle-ci, de la question de la Crète? On lui disait aussi: Faites attention, toutes les puissances ne veulent pas marcher, vous allez déchirer le concert européen, ce précieux concert européen ! après ce qu'il avait fait ou ce qu'il n'avait pas fait, après le spectacle lamentable d'impuissance et de division qu'il avait donné au monde! Mais M. le Ministre des Affaires étrangères ne s'est pas laissé hypnotiser, messieurs, il s'est contenté de faire appel aux bonnes volontés qui voulaient bien agir. Il y a eu un petit concert, un concert à quatre. et il a fait quelque chose; il n'a pas résolu le mot serait trop ambitieux - la question de la Crète, non, mais il l'a fait entrer dans la voie de la solution.

Et d'autre part, messieurs, quand on vient nous dire : Nous n'avons pas le droit, à l'heure actuelle, de nous exposer à certaines graves éventualités qui pourraient résulter d'une pression comminatoire exercée, si c'est nécessaire, sur la Porte; nous n'avons qu'à nous reporter à quelque temps en arrière; car je fais à la politique française l'honneur de croire que quand elle a envoyé l'escadre de la Méditerranée à Mitylène, elle n'était pas absolument sûre du résultat. Si on croyait alors à l'utilité ou à la nécessité de cette démarche, c'est qu'on croyait aussi à la possibilité de la résistance du sultan, c'est donc qu'on croyait à l'éventualité de la mise en action de nos cuirassés. Je voudrais bien savoir, messieurs, s'il est établi d'une façon définitive que ces canons français, qui n'ont pas toujours besoin de faire parler la poudre pour se faire entendre, ne peuvent être mis uniquement qu'au service de certaines créances plus ou moins liquides de particuliers plus ou moins levantins ?

Je voudrais bien savoir si jamais nos cuirassés ne pourront se faire les recors, non d'usuriers, mais de la conscience humaine et de la foi des traités ?

Pour moi, je pense, au contraire, qu'en ce cas, l'union de la force morale et de la force physique agirait très rapidement et très efficacement sur les résistances d'un souverain qui, à défaut d'autres vertus, à celle de la prudence et de l'instinct de conservation.

Je crois donc que M. le Ministre des Affaires étrangères, en se souvenant de ce qu'il a fait lui-même, n'a qu'à continuer dans la voie qu'il a peut-être ouverte d'une façon un peu timide, mais du moins qu'il a eu le mérite d'avoir ouverte. Et je rends ici, messieurs, pleinement justice à la différence que nous avons constatée depuis quelques années dans la direction de la politique étrangère de la France.

Notre collègue, M. Charles Benoist, interpellait tout à l'heure M. le Ministre des Affaires étrangères sur les principes qui ont présidé à la politique étrangère depuis 1898. Quant à moi, sans entrer dans le détail, je me contenterai de dire que j'ai senti avec une vive satisfaction que les principes qui ont présidé à notre politique étrangère depuis 1898 n'étaient pas ceux qui avaient présidé à la politique jusqu'à cette époque.

Nous avons pu trouver, messieurs, qu'après avoir abandonné ce qu'on

appelait la grande politique - ce qui voulait dire l'art de ne pas faire de grandes choses et se soustraire à de grands devoirs en invoquant de petits et de misérables prétextes que la politique de la France manquait de souffle et d'envergure. Cela est possible, probable même, d'imaginer qu'à l'heure actuelle, en présence des menaces de la situation. M. le Ministre des Affaires étrangères saura hausser sa politique et comprendra qu'il y a des cas dans lesquels c'est la difficulté même du problème qui fait la grandeur de l'occasion. Il comprendra aussi que ce n'est pas toujours la médiocrité d'une politique qui en fait la sécurité.

Quant à nous, messieurs, qui venons apporter ces critiques, formuler cette solution, attirer de nouveau l'attention de la Chambre et du pays sur cette question d'Orient, nous n'ignorons pas qu'on ne manquera pas de nous jeter à la face, comme on l'a déjà fait, la contradiction prétendue qu'il y a entre nos principes et l'action que nous demandons à l'heure ac

tuelle.

Véritablement on se fait la partie belle, messieurs! On s'imagine que parce qu'on s'est forgé, je ne sais quelle fantasmagorie de socialisme, parce qu'on a dressé devant soi je ne sais quel fantoche qu'il est d'autant plus facile d'abattre qu'on l'a construit, comme en un jeu de massacre, de façon à être sûr de le vaincre à l'avance; on s'imagine, dis-je, qu'on pourra réfuter au pied levé, nos doctrines, et relever une contradiction entre les paroles apportées ici, si éloquemment, il y a quelques semaines par mon ami et collègue Jaurès et celles que je prononce en ce moment. Messieurs, parce que nous sommes, je ne dirai pas pleins d'espérance, mais pleins de certitude au sujet de la grande, de la glorieuse, de la bienfaisante évolution qui emporte à l'heure actuelle les sociétés modernes ; parce que nous sommes convaincus que cette évolution, qui est tout ensemble une évolution morale, une évolution intellectuelle, une évolution juridique, une évolution économique, nous conduit inévitablement vers des formes nouvelles, je ne dis pas vers la paix éternelle ou même perpé-tuelle, mais vers la paix normale, coutumière et prédominante; parce quelle nous conduit vers ce qui est pour nous l'idéal de l'avenir, la fédération européenne, est-ce que vous direz qu'il y a contradiction, alors qu'à l'heure actuelle il existe un centre permanent de dépression d'où montent sans cesse à l'horizon des nuages noirs, à ce que nous déployions tout notre effort pour empêcher ces accidents de porter atteinte à ce processus pacifique et pour conjurer ces tempêtes funestes ?

Non, non, messieurs, nous agissons ici dans le sens de nos principes et de nos intérêts. Nous sommes doublement heureux de le faire quand il s'agit d'une action commune internationale, quand il s'agit de faire appel non pas à l'égoïsme de telle ou telle puissance, mais à l'action désintéressée de ce concert européen qui reste et surtout qui deviendra, une grande chose malgré ses défaillances.

(A suivre)

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