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brisés chez tous les personnages du livre? D'où venait cette malaria sur la campagne russe ?-L'auteur s'en remettait au lecteur du soin de répondre, et de juger. La Russie du servage se regarda avec épouvante dans ces images fidèles; un long frémissement la secoua; du jour au lendemain, Tourguéneff fut célèbre, et la cause qu'il plaidait à moitié gagnée.

Il acheva de s'insinuer dans les cœurs avec d'exquises petites nouvelles du même genre, avec des romans sentimentaux comme la Nichée de gentilshommes, dont le charme reste toujours jeune pour nous, grâce à la discrétion, à la sobriété des moyens qui le produisent. Il intéressa les esprits en démêlant le chaos d'idées confuses qui brouillaient les cervelles russes, après la secousse de l'émancipation. Dans Rudine, il analysait le manque de volonté, l'absence de personnalité morale qu'il reprochait à les compatriotes, plaisamment et trop sévèrement, quand il disait: "Nous n'avons rien donné au monde, sauf le samovar; et encore n'est-il pas sûr que nous l'ayons inventé."-Dans Pères et Fils, il sondait le fossé infranchissable qui s'était creusé entre la génération du servage et celle d'après 1860; le premier, il diagnostiquait et baptisait le mal qui allait ronger les nouveaux venus, le nihilisme. Il en suivit les progrès croissants dans Fumée; il en décrivit les manifestations violentes dans Terres Vierges.

Tourguéneff n'a pas poussé aussi loin que Tolstoï la connaissance et la domination de l'âme humaine; mais il ne le cède à personne pour la divination des nuances de sentiment dans la passion; il demeure supérieur à tous ses rivaux par la force du génie plastique. Instruit à notre discipline intellectuelle par la longue fréquentation de nos écrivains, il est le seul styliste russe qui satisfasse pleinement les exigences d'un goût délicat; il est l'artiste par excellence. Les courts récits de cet inimitable prosateur faisaient dire à M. Taine que, depuis les Grecs, nul n'a taillé un camée littéraire avec autant de relief, avec une aussi rigoureuse perfection de forme. C'était aussi l'opinion de quelques critiques anglais, si je m'en rapporte au jugement que je lisais dans l'Athenæum, au lendemain de la mort du romancier (1883): "Europe has been unanimous in according to Tourguenef the first rank in contemporary literature."

Cependant la renommée d'Ivan Tourguéneff a subi une éclipse durant ces vingt dernières années. On le lit moins en Russie; il a été écrasé par la vogue de Tolstoï et de Dostoïevsky. Il a souffert du mouvement ombrageux et exclusif de l'esprit russe, qui se repliait sur lui-même pendant cette période, s'enorgueillissait de découvrir sa propre force, repoussait tout alliage étranger. Les nouvelles générations traitaient d'" Occidental" l'écrivain qui restait fidèle à nos procédés classiques de composition. Fixé en France, loin de son pays, il ne connaissait plus ce pays, disait-on. Pourtant ses derniers écrits respirent l'adoration de la terre natale; mais on ne leur pardonnait pas des critiques mordantes contre les slavophiles, dont il ne fut jamais. On lui en voulait de quelques plaisanteries spirituelles sur "la littérature en cuir de Russie," sur cette infatuation de patriotisme moscovite qu'il caractérisait ainsi : "Chez nous, deux et deux font quatre, mais avec plus de hardiesse qu'ailleurs." Quand il revenait de loin en loin à Pétersbourg ou à Moscou, il n'y retrouvait plus les ovations enthousiastes d'une jeunesse accaparée par ses rivaux. Il ressentait cruellement cet abandon. J'ai vu le grand vieillard s'éteindre près de nous, à Paris; toute la vie avait reflué dans la tête, superbe sous le désordre de ses cheveux blancs, secouée avec des fiertés de lion blessé. Par une lugubre ironie du sort, il achevait alors sa dernière production, sous ce titre : Désespoir. Il y disait son dernier mot sur cette âme russe qu'il fouillait depuis quarante ans.-L'éclipse sera passagère. En Russie comme en Occident, il remontera au premier rang dans l'admiration de la postérité, le romancier qui sait trouver si sûrement le chemin de notre cœur, l'artiste parfait qui satisfait l'intelligence par l'eurythmie attique de ses chefsd'œuvre, qui enchante les oreilles russes par la musique de sa prose.

Rien de semblable chez Dostoïevsky, nul art appris: une fougue naturelle du tempérament et une intensité maladive de la pensée qui terrassent le lecteur. Compromis à vingt ans, en 1848, dans la conspiration de Pétrachevsky, le jeune homme fut déporté en Sibérie, il y passa quatre années dans la société des forçats. Quand l'amnistie le tira du bagne, il en rapporta une

description navrante, la Maison des Morts, rendue plus tragique par l'accent de résignation et de douceur qui anime ces étranges mémoires. Les romans qui suivirent, Humiliés et Offensés, Crime et Châtiment, l'Idiot, ce sont les chapitres d'un Evangile mystique et fraternel, où l'observateur attendri glorifie les misérables jusque dans leurs vices et leurs troubles d'esprit; non point, comme nos romantiques, parce que le vice et la misère sont pittoresques, mais parce que "la religion de la souffrance humaine” a des indulgences pour toutes les laideurs. Il étudia le nihilisme, lui aussi, avec les Possédés et les Frères Karamazoff; il le vit dans un cauchemar de son imagination, surmenée par l'épilepsie. Il s'empara des âmes par des hallucinations de terreur et de pitié, toujours circonscrites dans le cadre de l'exacte réalité. Sa puissance est faite de ce singulier contraste: un débordement de douceur apitoyée chez le plus cruel des hommes qui aient jamais tenu une plume. Je l'appelle cruel parce que tel de ses livres, Crime et Châtiment, par exemple, inflige au lecteur une torture comparable au jeu d'un bourreau du Saint Office, qui eût tendrement embrassé son patient en lui plantant des pointes de fer rouge dans le dos.

Des chats! Des chats! Des chats avec des âmes vertueuses et philosophiques, emprisonnées par quelque magicien dans les nerfs de ces étranges bêtes, tels nous apparaissent tous les personnages créés par Dostoïevsky à sa propre ressemblance. Pour arriver à les comprendre, pour se représenter matériellement leurs conversations, leurs attitudes, leurs regards, leurs colères et leurs amours, il faut observer sur un toit la vie électrique de la gent féline: allures d'ombres, approches sournoises, fuites sans motifs, caresses cauteleuses, rêveries et paresses inquiétantes de l'animal toujours ramassé pour bondir. Ainsi se comportent, dans les chambres d'étudiants, de conspirateurs et de filles perdues où nous introduit le romancier, ces démoniaques réunis pour s'entr'aimer ou s'entre-haïr, sans qu'on puisse savoir au juste lequel des deux sentiments les martyrise: d'habitude, tous deux en même temps. Ouvrez au hasard Krotkaia, les Possédés, les Frères Karamazoff, lisez une page: le héros de l'action est éperdu de tendresse et de pitié pour ses semblables, avec un besoin instinctif de leur tirer du

sang, de les faire souffrir dans leur propre intérêt. Dans les livres de ce russe, on dépense plus de vertu et de sensibilité que dans tous les romans du XVIIIe siècle, on y commet plus de crimes et de plus odieux que dans tout le répertoire du théâtre tragique; mais tandis qu'au théâtre les bons et les méchants se font symétriquement vis-à-vis, ici crimes et vertus logent de compagnie dans les mêmes cœurs. C'est une exagération d'un autre genre; elle est peut-être plus près de la vérité que celle des classiques.

A quelques exceptions près, les récits de Dostoïevsky ne sont point de la littérature fantastique; le fou n'est pas fantastique, au sens exact du mot, il est tragique et très réel; or, la plupart de ces personnages passeraient pour fous en Occident, ils sont en train de le devenir, même en Russie. Personne n'est aussi logique qu'un fou, on le voit bien aux discours si fortement liés que tiennent ceux de Dostoievsky, à leur application sur une idée fixe; mais le fou est logique dans une seule direction, et jusqu'au bout.

Ai-je besoin d'ajouter qu'il y a au moins un épileptique dans chacun de ces romans, et que l'auteur fait de lui son héros de prédilection? Dostoïevsky était sujet au terrible mal, il le devait sans doute aux épouvantes de sa jeunesse, aux épreuves subies dans le bagne sibérien. Ce mal explique toute son œuvre, toute sa vie. Je n'ai jamais connu un être plus nerveux que ce petit homme aux yeux brillants, une figure plus douloureuse que cette face convulsée où tremblaient perpétuellement des tics inquiétants. Quand il s'animait de colère sur une idée, on eût juré qu'on avait déjà vu cette tête sur les bancs d'une cour criminelle, ou parmi les vagabonds qui mendient en Russie aux portes des prisons. A d'autres moments, elle avait la mansuétude triste des vieux saints sur les images slavonnes. Tout était peuple dans cet homme, avec l'inexprimable mélange de grossièreté, de finesse et de douceur qu'ont fréquemment les paysans grands-russiens.

C'est pourquoi le peuple l'a adopté, l'a aimé avec frénésie. Je ne dis point le peuple des paysans, qui ne lit pas, en Russie, ou ne lit que des almanachs et des livres de piété; mais tout ce petit monde besogneux de la bourgeoisie commençante qui s'éveille à

la vie intellectuelle, commis, scribes, fonctionnaires, institutrices, étudiants et étudiantes. Le 10 février 1881, j'ai vu cette clientèle passionnée se ruer dans la chambre où le romancier venait d'expirer, s'étouffer pour approcher de son cercueil, arracher comme des reliques les fleurs mortuaires que d'autres admirateurs avaient entassées sur cette bière. Le surlendemain, j'ai vu cette même foule amassée en grandes vagues tristes, derrière le char de l'écrivain à qui elle faisait des funérailles de triomphateur. Elle se reconnaissait dans ce cœur troublé, dans ce cerveau fumeux qui avait donné une vie surabondante à des types ordinaires en Russie, exceptionnels partout ailleurs; elle le remerciait d'avoir formulé dans tant de pages l'ascétisme maladif et la fraternité touchante qui sont au fond de la plupart de ces natures; une dernière fois, la foule russe se prosternait avec lui "devant toute la souffrance de l'humanité."

J'ai gardé pour la fin de cette étude le comte Léon Tolstoï; d'abord parce qu'il est de quelques années plus jeune que les autres grands romanciers auxquels il survit seul; ensuite parce que la fortune prodigieuse et méritée de son œuvre a fait de lui le représentant universel de la pensée russe, et plus encore: le Napoléon littéraire dont la souveraineté est reconnue aujourd'hui dans les deux hémisphères. Voici tout juste vingt ans que je portai mon premier article sur Guerre et Paix au directeur d'une grande revue française. Ce directeur me dit: "Nous imprimerons cela pour vous faire plaisir; mais qui s'imposera jamais l'ennui de lire le fatras de ce russe?" A part quelques amis de Tourguéneff, persuadés par l'admiration chaleureuse qu'il témoignait à son compatriote, on n'eut pas trouvé alors dans Paris vingt personnes qui connussent le nom de Tolstoï. Ce nom a fait depuis un beau chemin autour de la planète.

Il y aura bientôt un demi-siècle que le public russe apprit à l'estimer. Le jeune officier d'artillerie, furieusement adonné aux cartes, avait perdu une forte somme qu'il ne possédait pas. Pour se mettre en mesure de payer sa dette de jeu, il offrit à l'éditeur d'un périodique de Moscou le roman qu'il avait composé au Caucase, durant les loisirs des grand'gardes sur le Térek. C'était

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