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portaient la poésie dans les voies ouvertes par Rousseau, Haller et Gessner, il s'en prenait aux Allemands qui s'attardent aux spectacles familiers et aux descriptions du paysage. Le jugement émis sur Werther est sans doute de peu antérieur à ces vers. Il s'applique d'abord à défendre ses compatriotes de l'ignorance dans laquelle ils sont restés de la langue et de la littérature germanique. Il n'y a guère plus de vingt ans que les Haller, les Lessing, les Kleist, les Gessner, surtout ce dernier, ont enfin attiré les regards des autres peuples'; mais ce sont les Français qui ont contribué au succès des bons livres qu'a produits l'Allemagne, témoin le 'poème d'Abel et les Idylles de Gessner'. 'Notre langue étant beaucoup plus connue que la langue allemande, ces ouvrages ont été plus généralement lus que dans l'original.' Mais il eût fallu, pour prononcer équitablement sur Werther, un observateur capable de se replacer dans les milieux et les temps où il naquit; La Harpe est fort éloigné de songer aux rapports de relativité que notre critique moderne s'efforce de déterminer. 'On fait le plus grand éloge, dit-il, de l'auteur et de l'ouvrage de Mr le C. D. S. On assure que toutes les productions de cet écrivain ont le plus grand succès dans son pays, et que, c'est après Klopstock, le plus grand génie de l'Allemagne. On prétend aussi que le sujet de son roman n'est point une fiction, mais un fait arrivé réellement et dont même on nomme les auteurs. 'Puis il expose en quelques mots la donnée de Werther dont il note la ressemblance avec La Nouvelle Héloise et conclut que l'intérêt de ce roman ne peut consister que dans le développement d'une passion malheureuse, puisque d'ailleurs il est absolument dénué de situations et d'événements. Ces lettres parlent de tout, et la passion y tient peu de place. Le style d'ailleurs est vague et décousu. Il y a quelques traits de vérité perdus dans une multitude de détails indifférents et froids. Il n'y a d'attachant que le moment du suicide et quelques morceaux des dernières lettres que Werther écrit à sa maîtresse avant de se donner la mort.'

La lourdeur et la prolixité du style allemand en matière de description avait été déjà censurée par Dorat, favorable cependant aux Allemands dans son Idée de la poésie allemande, ouvrage paru en 1776,2 un an avant la traduction de Seckendorff. Mais alors on était à peine plus avancé qu'à l'époque ou le père Bouhours en 1671 dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène 3 concédait 'qu'il y a de l'esprit et de la science en Allemagne et en Pologne comme ailleurs; mais enfin on n'y connaît point notre bel esprit,

1 Cours de littérature, T. XIV, p. 381-385.

L'Elégie en France avant le romantisme, par Henri Potez, Paris, 1898, p. 48-49. v. aussi Le Père Bouhours, par George

3 Amsterdam, 1761, p. 232; Doncieux, Paris, 1886.

Archiv f. n. Sprachen. CXIX.

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ni cette belle science dont la politesse fait la principale partie.' Bouhours a cependant entrevu la théorie du pouvoir modificateur des climats et des pays sur les produits de l'imagination, telle que l'a ébauchée Du Bos en 1719 dans ses Réflexions sur la peinture. Le cardinal de Perron disait un jour en parlant du jésuite Greter: 'Il a bien de l'esprit pour un Allemand', comme si c'eût été un prodige qu'un Allemand spirituel. J'avoue, interrompit Ariste, que les beaux-esprits sont un peu plus rares dans les pays froids, parce que la nature y est plus languissante et plus morne, peur parler ainsi. Avouez plutôt, dit Eugène, que le bel esprit, tel que vous l'avez détini, ne s'accommode point du tout avec les tempéraments grossiers et les corps massifs des peuples du Nord.' En regard de ces assertions, qu'on prenne la peine de relire le chapitre que La Harpe a consacré aux littératures étrangères et dans lequel il traite des poésies erses, du Paradis perdu et des poésies de Pope. Révélant, malgré leur apparente diversité, des parentés de race, ces poèmes anglais, écossais et allemands ne recelaient-ils pas tous les traits qui constituent l'âme romantique: autonomie du moi, effusion mystique, besoin d'échapper à la réalité pour se réfugier dans le rêve, exaltation morale produite par l'amour? Tout cela senti confusément, c'était Saint-Preux, Werther et René; mais tout cela demeure lettre close pour l'humaniste qui affirme que si Dante et Milton connaissaient les anciens et se sont fait un nom avec des ouvrages monstrueux, c'est parce qu'il y a dans 'ces monstres quelques belles parties, exécutées selon les principes de l'art'. La Harpe découvrait par instants et avec justesse dans la poésie du Nord 'une sorte d'imagination mélancolique dont les illusions paraissent analogues à la nature d'un pays reculé et ténébreux où les vapeurs des montagnes, le bruit monotone de la mer et des vents sifflant dans les rochers donnent une tristesse habituelle et réfléchissante en ne donnant aux sens que des impressions lugubres'; il est frappé de l'expression des sentiments qui tiennent au courage militaire, la générosité, l'amitié, enfin l'amour tel qu'il est dans l'extrême simplicité des mœurs, ne sachant ni rougir, ni se cacher et susceptible de cet enthousiasme qui conduit à l'héroïsme.' Mais la question de la forme prime les autres pour le classique impénitent: on sent dans ces nouveautés 'tous les défauts d'une composition brute; point d'idées, point de variété, point de transition, des images faibles et monotones, point de tableaux.'

On a entendu plus haut son opinion sur Werther; aussi quand le représentant officiel du goût avait parlé, les nouvellistes à l'affût des productions du jour se souciaient encore moins d'orienter le public vers l'exotisme. En mars 1778, la Correspon

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dance littéraire de Grimm n'avait garde de passer sous silence les ovations faites à Voltaire et la représentation d'Irène; elle est brève et peu encourageante pour Werther. 'On n'y a trouvé que des événements communs et préparés sans art, des mœurs sauvages, un ton bourgeois et l'héroïne de l'histoire a paru d'une simplicité tout à fait grossière, tout à fait provinciale. Ce jugement est peut être assez ridicule, mais il faut avouer que le fond de l'ouvrage n'est pas d'une invention fort ingénieuse, fort attachante... De tout temps en France, les critiques ont appuyé ironiquement sur le prosaïsme de Lotte qui n'exclut pas un penchant à l'attendrissement sentimental, au romantisme 'clair de lunesque' pour parler avec M. Faguet. Edmond Scherer ne peut réprimer un sourire à la lecture de la scène de l'orage où Charlotte, jetant les yeux sur la campagne et sur le ciel, pose sa main sur celle de son amant et laisse échapper un seul mot: Klopstock! En 1873, Victor Cherbuliez, au lendemain de la guerre franco-allemande publiait le roman de Meta Holdenis dont l'héroïne de même nom est dépeinte surveillant d'un œil le pot au feu, et de l'autre versant des larmes sur les malheurs de Claire et d'Egmont, tout en supputant les avantages d'un riche mariage, au mépris de la foi jurée à Tony Flamerin son premier soupirant. Les événements favorisaient cette tendance à l'ironie; on retournait contre l'Allemagne son passé idéaliste et c'était encore aux dépens de Goethe. En 1872, les Lettres de Hermann à Dorothée, parues dans la Revue des Deux Mondes avaient déjà relevé le contraste entre les mœurs patriarcales d'autrefois et les terribles. réalités de 1870.2

En 1776, le Werther, traduit de l'allemand par le Lausannois George Deyverdun, 3 parut à Mostricht, répandit l'ouvrage dans la Suisse française et lui ménagea l'entrée des grands milieux littéraires. L'auteur avait séjourné alternativement en Angleterre et en Allemagne; en 1766 il avait rejoint Gibbon avec lequel il s'était lié lors du premier voyage de l'historien anglais sur le continent en 1753; aussi par ses études et ses relations Deyverdun compte au nombre des informateurs de l'étranger, tels que Béat de Muralt, l'abbé Leblanc et Baculard d'Arnaud. Il avait, paraît-il, échangé avec Goethe quelques lettres malheureusement perdues, ayant trait sans doute aux modifications qu'il se proposait d'apporter à l'original allemand. Quoique Deyverdun ait sans nécessité, supprimé des détails et même des passages im

1 Études critiques de littérature, Paris, 1876, p. 337.

2 Revue d'histoire littéraire de la France, Octobre - Décembre, 1905; Hermann et Dorothée en France, par Louis Morel.

3 La vie et les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, par Henri Baudouin, Paris, 1891, T. II, Chap. XXVII; v. aussi Nouvelle biographie générale, Firmin Didot, article Deyverdun.

portants, il se montre interprète intelligent et sympathique; réimprimée encore en 1784 et 1791, sa version qu'il accompagna d'Observations du traducteur sur Werther et sur les écrits publiés à l'occasion de cet ouvrage, est restée un guide pour les imitations libres de Werther. C'est dans la préface de l'édition de 1791 qu'il a donné libre cours à son enthousiasme. 'Le traducteur de Werther, pouvait-il avoir un cœur de marbre? Vous qui savez aimer, qui, après vous être attendris sur les douleurs de Clarisse, courez protéger l'innocence et défendre la vertu : hommes humains et courageux, c'est à vous que je consacre ces feuilles! ... Pour vous, hommes froidement sensés! à qui la nature a refusé le sentiment, êtres imparfaits qui, par une fausse vanité, vous montrez fiers de ce qui vous manque, et traitez la sensibilité de foiblesse; infortunés qui n'avez jamais goûté la douceur d'aimer et d'être aimés, ne lisez point cet ouvrage, et surtout gardez-vous bien de le juger, ce n'est pas pour vous qu'il est écrit.'

Une troisième traduction qui rivalisa de popularité avec les deux précédentes, vit le jour en 1777 sous le titre Les passions du jeune Werther, ouvrage traduit de l'allemand de M. Goethe par M. Aubry et se trouve à Paris chez Pissot. L'auteur qui se dissimulait sous un nom français, était le comte Woldmar Schmettau, né à Dresde en 1749. D'abord au service du roi de Danemark, il s'était mis à voyager et vécut longtemps à Paris où il fut en relations avec le cardinal de Rohan, le héros de l'affaire du Collier. Aux approches de la Révolution, il publia en français à Amsterdam un volume anonyme, Abrégé du droit public d'Allemagne qui le classe parmi les étrangers qui manièrent notre langue avec une certaine aisance à l'instar de Grimm, d'Holbach et de Reinhard. Sa version reste, il est vrai, inférieure à celle de Deyverdun; elle mérite toutefois d'être signalée, car ce fut, d'après le témoignage de M. Süpfle, un exemplaire de cette édition que Napoléon avait emporté avec lui dans l'expédition d'Egypte. C'est que l'auguste lecteur fut lui aussi un romantique avant la lettre. En attendant Werther, il se délecta des écrits de Rousseau; la musique du Devin du Village lui tirait des larmes et La Nouvelle Héloïse lui tournait la tête. 3

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'Egarez-vous dans la campague, réfugiez-vous dans la chétive cabane du berger; passez y la nuit couché sur des peaux, le feu à vos pieds. Quelle situation! Minuit sonne; tous les bestiaux des environs sortent pour paitre; leur bêlement se marie à la

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Allgemeine deutsche Biographie, 31 vol., p. 647.

2 Goethe Jahrbuch, VIII vol., 1887, p. 214-220; v. aussi du même auteur Geschichte des deutschen Kultureinflusses auf Frankreich, II* vol., Gotha, 1888.

3 Arthur Chuquet, La jeunesse de Napoléon. Paris, 1897-1899, II* vol.,

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voix des conducteurs; il est minuit, ne l'oubliez pas. Quel moment pour rentrer en nous-mêmes et pour méditer sur l'origine de la nature en goûtant les délices les plus exquises! On s'étonne avec M. Jusserand' que ces lignes aient été écrites par le lieutenant d'artillerie Napoléon Bonaparte; mais on trouvera moins étrange que Bonaparte ait lu et relu la traduction d'un roman tout en effusions sentimentales associées au spectacle du paysage.

On montrait encore à Paris sous le règne de Napoléon III le fameux exemplaire Aubry exposé au Musée des Souverains.2 Ce livre de chevet, Napoléon I l'avait encore présent à la mémoire en 1808 dans l'entrevue qu'il accorda à Erfurt à l'écrivain allemand. Les questions que l'empereur adressa à Goethe sur Werther (qu'il disait avoir lu sept fois), écrit le chancelier Frédéric de Müller, 3 dans sa relation rédigée en français; le jugement lumineux qu'il porta sur les situations les plus délicates et sur les rapports moraux de ce roman font voir avec étonnement avec quelle facilité le génie saisissant en même temps les détails et l'ensemble d'une composition, sait trouver dans les productions de l'art de nouveaux aperçus et des combinaisons brillantes.'

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Toutefois, au dire de Talleyrand qui fut aussi présent à l'entretien, Napoléon aurait débuté par une remarque qui eût déconcerté tout autre que Goethe. Je n'aime pas, dit-il, la fin de votre roman. -Je ne croyais pas, répondit Grethe, que Votre Majesté aimât que les romans aient une fin. Il n'en fut pas moins ravi des égards tout particuliers que lui témoigna son auguste interlocuteur et de la justesse de ses critiques. Napoléon, disait-il à Eckermann, avait étudié ce sujet comme un juge le ferait des pièces d'un procès. D'après S. Sklower,' l'Empereur blâmait entre autres le dénouement violent de Werther, le suicide auquel le héros est poussé autant par les chagrins de l'ambition déçue que par sa passion pour Charlotte. Cela n'est pas naturel, dit Napoléon, vous avez affaibli chez le lecteur l'idée qu'il s'était faite de l'immense amour que Werther éprouvait pour Charlotte.

Dans certains milieux qui passaient pour hostiles à l'émancipation intellectuelle propagée par l'Encyclopédie, on se rangeait cependant à des vues moins exclusives à l'égard des étrangers. Geoffroy, le créateur de la critique dramatique, continuateur de

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Shakespeare en France sous l'Ancien régime, Paris, 1898, p. 252. v. Süpfle, op. cit.

Goethe Jahrbuch, XV vol. 1891, Unterhaltungen mit Goethe und Wieland und Fr. von Müllers Memoire darüber für Talleyrand; voir aussi Andreas Fischer, Goethe und Napoleon, Frauenfeld, 1899.

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Entrevue de Napoleon et de Gurthe, Lille, Ernest Vanackere, LibraireEditeur, Grand' Place, 7, 1853.

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Geoffroy et la critique dramatique sous le Consulat et l'Empire, par Charles Marc Des Granges, Paris, 1897.

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